Les bases du numérique d’intérêt général, qu’est-ce que cela veut dire ? Créer une plateforme de partage de ressources, sans définir l’idée qui la sous-tend, c’est évacuer toutes réflexions et toutes discussions pour imposer des évidences. Au final il s’agit de dépolitiser le travail de la médiation numérique, de proposer des solutions sans dessiner le problème.
La médiation numérique est un milieu professionnel réflexif, les blogs et les ressources ne manquent pas : associations, conseillers ou médiateurs, universitaires, indépendants publient chaque semaine. Des nouvelles infos, des nouvelles réflexions, de nouveaux outils et de nouveaux dispositifs à ne plus savoir où donner de la tête : surcharge cognitive et fatigue informationnelle.
C’est pourquoi l’Agence National de la Cohésion des Territoires (ANCT) qui pilote de nombreux programmes de médiation numérique dans le pays a lancé une plateforme : Les Bases du numérique d’Intérêt général.
Cet (énième) nouvel outil permet de réunir toutes les contributions des professionnels.
Exemple : j’ai documenté mes ateliers Arduino sur mon blog et sur le wiki Movilab. (Et bien sûr j’ai tout partager sur mes médias sociaux, pour nourrir ma web présence, ma web occupation.)
Je peux les redocumenter, les repartager sur les Bases, me créer un profil avec mon joli minois, mettre mes médias sociaux, partager les liens de mes ressources sur mes médias sociaux, pour que mes ressources soient visibles et utilisés par les copains… et à mon tour je peux piocher chez les copains pour faire mes ateliers. Tu prends mon ateliers Arduino, je te prends tes ateliers d’initiations pour taper au clavier. Et ça marche, mes ateliers Arduino ont même été cité dans la dernière newsletter des bases !
C’est un outil de plus, un réseau de plus parmi la myriade qui existe déjà… Mais ici l’objectif va plus loin, il s’agit de faire la ressource des ressources, l’outil au carré², la réunion des réunions, la documentation des documentations… Le tout pour un numérique d’intérêt général. C’est utile et simple à utiliser, pratique pour trouver des tutos ou des cours, donc pourquoi pas partager ici ce que je partage ailleurs ? Quelle est l’intention ? Faire des bases j’ai compris, mais « Numérique d’intérêt général » qu’est-ce que ça veut dire ?
C’est si flou, il y a un loup !
Quand en juin dernier, cette plateforme m’a été présentée lors d’une visio avec l’ANCT, je me suis permis une question en fin de réunion : le numérique d’intérêt général, ça veut dire quoi ? Pour toutes réponses j’ai reçu : « un numérique juste, responsable, inclusif, éthique, ouvert, accessible ». J’ai eu un sourire amer, un début de rire jaune devant l’inanité de cette réponse. Pourquoi pas un numérique bienveillant, gentil, bio, local, made in France, sans matière grasse, non testé sur les animaux, fair trade, commerce équitable, avec un bon nutri-score, conforme aux valeurs de la république, do the right thing, don’t be evil, it’s free and always will be… ».
J’ai beau chercher sur la plateforme, pas de définition claire du terme : « numérique d’intérêt général ». Erreur 404. La porte ouverte à toutes les fenêtres, à toutes les interprétations, à chacun sa chapelle, à chacun sa prophétie.
En 4ème ma prof de français nous disait : « méfiez-vous des adjectifs ! ». Trop d’adjectifs peuvent dénaturer le sens d’une phrase. Un empilement d’adjectifs ne fait pas une définition. Dans ce contexte le « numérique d’intérêt général » est donc un trouble du langage, un objet flou (où il y a un loup), un concept mou lancé à la cantonade. Plus que cela : c’est une injonction, c’est une mission, où nous – les professionnels de la médiation numérique et l’ANCT puisque c’est dans ce cadre que nous intervenons – sommes des sauveurs, des libérateurs, des soldats en croisade contre « l’illectronisme ». D’un seul mot d’ordre, nous voici élevés au-dessus de nos petits enjeux quotidien de simples travailleurs par la force d’un concept lumineux.
Définition par le négatif : ce que n’est pas l’intérêt général
Non, je n’ai pas de définition claire du « numérique d’intérêt général », j’ai quelques idées mais surtout je sais ce que le numérique d’intérêt général n’est pas et que j’ai trouvé sur la plateforme.
Trois exemples parlants :
- Créer une adresse Gmail pour Tatie Jacqueline, 80 ans : ce n’est pas dans l’intérêt de Tatie Jacqueline ni dans l’intérêt général quand on connaît les pratiques et la puissance de g00gle. Et soyons honnête Tatie Jacqueline n’a pas besoin d’un Drive à 15GB et ne fera jamais de slides. https://lesbases.anct.gouv.fr/ressources/guide-gmail-creation-d-une-adresse
- Partager son profil utilisateur sur Facebook, X et LinkedIn : ce n’est pas dans l’intérêt général quand on sait que ces plateformes sont des aspirateurs à données et quand on connaît les frasques de Zuck et Musk.
- Organiser une visio de présentation sur teams, zoom, google meets, ce n’est pas dans l’intérêt général pour les mêmes raisons citées plus haut et quand on sait qu’il existe d’autres solutions plus acceptable : meet-jit-si au hasard… Oui, il est possible de faire autrement. Tous les professionnels sont au courant. Notre métier est schizophrène : on prône le meilleur pour utiliser le pire.
Quelles sont les intentions derrière cette plateforme ? Quels sont les objectifs ? Pourquoi partager des tutos qui seront périmés dans six mois ? Est-ce pour créer de la coopération, de la compétition ou les deux entre médiateurs numérique ?
Prêter attention aux intentions
« Ce qui se conçoit bien, s’énonce clairement. » disait ma prof de français de 2nd. Ce qui est bien construit est bien écrit et donc bien pensé. Les intentions de cette plateforme ne sont pas claires. Pourtant les sources d’inspirations pour définir un « Numérique d’intérêt général » ne manquent pas. Mais aucune attention n’est prêtée aux personnes qui travaillent à le définir. J’aimerais finir l’article en donnant la parole à d’autres.
Comme je l’expliquais en début d’article les gens du métiers ont des pratiques réflexives. Me vient à l’esprit le collectif des C.H.A.T.O.N.S qui a défini sa vision du numérique par une charte claire. On peut également citer les travaux de Louis Derrac. Je peux ajouter plein de monde que je connais, mais impossible de citer tout le monde ici.
De manière fréquente, ce « tout le monde » ces acteurs se réunissent lors d’événements baptisé « Numérique en Commun ». Le dernier a eu lieu fin septembre 2024 à Chambéry, retour d’Arnaud Levy , chercheur et entrepreneur présent sur place :
« Le numérique est trop souvent vu comme une solution, une voie inéluctable. Il faut éduquer au numérique, lutter contre l’exclusion alors même que le numérique en est une cause, trouver des façons d’utiliser des IA dans les services publics… Parce que oui, l’IA est partout. Bien que ce soit dans la plupart des cas des machines à générer de l’approximation à partir d’une quantité indécente de ressources, c’est quasiment un impératif moral.
Pendant que José Halloy et Alexandre Monnin nous montrent la lune et nous parlent de soutenabilité forte et de désattachement, une grande part de NEC* regarde le doigt, et se demande comment numériser davantage le monde pour accélérer la ”transition”. (*Numérique en Commun)
Et pourtant, la plupart des personnes sont conscientes. On trouve bien sûr quelques techno-béats, confits dans leur confiance infantile en l’entrepreneuriat technosolutionniste, mais il y en a en fait assez peu à NEC. On y croise de très nombreux acteurs et actrices d’un alternumérisme pluriel, des technocritiques joyeuses, des fonctionnaires admirables et des contractuelles héroïques. On y sait que le numérique est le problème, et pas la solution. On y pense qu’il faut en sortir, pas totalement, mais fortement. Mais il y a cette double contrainte politique, omniprésente : numériser, mais tout en réduisant notre empreinte.
Comment se positionner ? » Arnaud Levy « Quand le sage montre la lune l’imbécile regarde le doigts »
D’une source à l’autre le savoir se perd
À sa manière Arnaud Levy s’est positionné en proposant une réponse à la question suivante : À quelles conditions le numérique peut-il servir l’intérêt général ?
Alors que le web tisse sa toile, d’une source à l’autre, le savoir se perd. C’est quoi le numérique d’intérêt général ? Voici une proposition de réponse. Ce travail est-il discuté ? Simplement connu dans le métier ? Pourquoi la définition d’Arnaud Lévy n’est pas présente sur la plateforme des bases ? Pourquoi sommes-nous si pauvres intellectuellement alors que les universitaires ne manquent pas en France, pays de la diplomite ? Pourquoi nous discutons de tout sauf de l’essentiel ? Les personnes de terrain – travailleuses et travailleurs à la croisée du numérique et du social sont-ils écouté.e.s ?
Peut-être qu’il nous manque des (tiers-)lieux, des temps, des espaces, des médias qui se saisissent du sujet numérique comme une transversalité et non comme une rubrique ou un sujet, un débat public, une appropriation citoyenne, en un mot un débat démocratique. Avant de trouver les bonnes réponses, il faut chercher les bonnes questions. Quelles sont vos questions ?
Crédits photo de une : Frédéric BISSON
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