Épisode précédent : Des armes partie 1 : le Pas de la Manu
RÉCITS VÉCUS ET CHOSES VUES. Il y avait du monde, ce soir de l’automne 2006, au Musée d’Art et d’Industrie de Saint-Etienne. Vernissage, coupette de kir, traiteur, discours. Tout le tin-tin touin. À l’époque on se moquait aisément de moi, car tout jeune que j’étais, j’adorais ce genre de soirée. Que demander de plus ? « Bang Bang Guns Gangs Games et Oeuvres d’Art » c’était le titre de l’exposition.
Un invité de marque brillait par son absence : Mikhaïl Kalacknikov. L’ex lieutenant-général soviétique se manifesta par une lettre, adressée aux commissaires d’expositions. Elle fut lue à haute et intelligible voix aux convives. Je vous la partage ici :
La lettre du Lieutenant Général M .T Kalachnikov
« Je vous remercie de votre invitation à venir en France pour participer au vernissage de l’exposition « Bang ! Bang ! » au musée d’Art et d’Industrie de Saint-Étienne. Malheureusement, pour différentes raisons, je ne pourrai prendre part à cet événement, mais je présente sincèrement tous mes vœux de succès aux organisateurs de l’exposition.
J’espère que l’exposition « Bang ! Bang ! » non seulement instruira ses visiteurs dans le domaine de la technique mais fera également comprendre qu’aujourd’hui, malheureusement, sans armes, il n’y a ni paix, ni tranquillité.
Personnellement, je suis devenu constructeur d’armes parce que le 21 juin 1941, la guerre a été déclarée : ma patrie a été attaqué par l’Allemagne fasciste. Après avoir combattu pendant trois mois seulement en tant que chef de char T-34, j’ai été blessé lors des terribles combats près de Briansk. Me retrouvant à l’hôpital, j’ai commence à faire mes premiers dessins techniques, bien que je n’aie ni formation ni expérience particulière dans ce domaine. Mais j’étais jeune et je voulais ardemment créer une arme qui apporte non seulement à notre pays mais au monde entier, la victoire si désirée sur l’Allemagne fasciste.
Une ARME apportant la LIBERTÉ, la PAIX, le BONHEUR aux hommes.
Voilà quelle étais ma motivation pour qu’apparaisse, après des années de recherches, l’AK-47, célèbre dans le monde entier, une arme automatique née dans le but de faire rapidement la paix sur terre.
J’ai crée cette arme pour la défense des frontières de ma patrie.
Ce n’est pas la faute de son constructeur si cette arme est utilisée à d’autres fins.
Seuls les hommes politiques en sont coupables.
Avec tous mes meilleurs vœux,
Le Lieutenant Général M T.Kalachnikov,
Constructeur d’armes. »
Ces mots me furent l’effet d’un choc, comme une balle qui claque sur un mur. J’eus l’intuition d’être en présence d’un document important. Immédiatement, je demandai une photocopie à la commissaire d’exposition.
Cette lettre est restée longtemps affichée dans les divers appartements que j’ai habité comme un talisman, un totem, un avertissement en forme de questions irrésolues. Je pourrais lancer des boutades : « L’enfer est pavé de bonnes intentions. » « Jeune et con. »
Il existe toutes sortes de boutades, mais aucune n’est innocente :Fallait-il le faire ? Y-avait-il un autre moyen ? A qui la faute ? Blâmer les politiques n’est-ce pas un peu facile ? La science, la technique, le progrès, toujours un pas pour l’humanité ? Evolution/Evil-ution ? Einstein a travaillé sur la fission nucléaire, mais est-il le père de la bombe ? Les fondateurs du Web et d’Internet sont-ils responsables de ce qu’il est devenu ?
J’aimerais voir autre chose dans les mots de Mikhaïl Kalachnikov. Un rappel à notre volonté, notre détermination, notre puissance, nos responsabilités, notre souveraineté. Nous, les citoyens, les sujets, les non-élus.
On pourrait résumer l’histoire ainsi : Un gamin diminué sans compétences peut inventer un objet exporté à 100 millions d’exemplaires dans le monde, présent sur le drapeau de six pays, donner son nom à une arme et à une flopée de rappeurs…
Je sais cette lettre n’est qu’un récit de plus. Another brick in the wall. Né en URSS, Kalachnikov fut stakhanoviste, aux USA il aurait été un « self made man ».
Le Pas de la Manu
C’est pourquoi j’ai aimé la BD de Baptiste Deyrail. « Le Pas de la Manu », qui raconte à hauteur humaine la création dans les années 1970 du fusil mitrailleur moderne français, le M16 gaulois, l’AK47 stéphanoise, le fameux F.A.M.A.S : Fusil d’Assaut de la Manufacture d’Armes de Saint-Etienne. Au quotidien, par tâtonnement, par essais et erreurs, petits arrangements entre amis, on fabrique des armes. Mais pas que. On utilise les machines à d’autres fins. Les ouvriers créent des objets pour eux-même : bague de fiançailles en inox, plateaux et pignons pour réparer le vélo… On perruque des trucs et des machins. Et un jour, par le hasard des contingences naît une idée qui va temporairement sauver l’usine. C’en est alors fini des arrangements, chacun doit jouer carte sur table. Les petits arrangements s’institutionnalisent. « Le Pas de la Manu » c’est une histoire crédible dont l’effet de réel nous purge de tout questionnements abstraits. Fabriquer une arme, avaient-ils le choix ? Boutade : fallait bien faire tourner l’usine et nourrir les ouvriers et leurs familles.
Des armes au design…
Cette usine là, je la connais à ma façon, à hauteur d’homme, je veux dire ma hauteur.J’ai arpenté le quartier de la Manufacture rebaptisé à partir de 2013 en « Cité du Design – Quartier Créatif ». J’ai animé, participé, organisé de nombreux événements. J’ai été concierge (facilitateur) d’un FabLab. C’est entre les H, le bâtiment de l’horloge, le Mixeur, OpenFactory, la Platine, la salle des machines, que je suis devenu le médiateur numérique que je suis aujourd’hui. Entre deux Biennales du Design, on ne chômait pas ! Nous vivions notre révolution industrielle pour le pire comme pour le meilleur. Nous partions en Tour de France du Télétravail, remixer des musées, animer des rencontres éphémères, ouvrir de nouveaux lieux à la campagne, échanger avec d’autres praticiens ; inviter les belges, les suisses, les ivoiriens, les aquitains, les lyonnais… chez nous, à Saint-Etienne, il se passait quelque chose.
Nous avions une culture des Tiers-Lieux à la stéphanoise. Nous avons appris qu’un Tiers-Lieux ne se décrète pas, on fait Tiers-Lieux !
Histoire d’une épigraphe
À l’époque, un chercheur en sociologie était en immersion à Saint-Etienne. Cheville ouvrière du Manifeste des Tiers-Lieux Libres et Open Sources en 2013, Antoine Burret entendait aller plus loin. Il s’attelait à la rédaction d’un livre avant de finir sa thèse, il lançait une invitation à s’intéresser au sujet… et plus si affinités.
Nous étions en 2014… et Daesch faisait les gros titres. Comme une boutade, j’avais posé la question : ce serait quoi le DaeshLab ? Que se passerait-il si nos connaissances, expériences et savoirs que nous partagions volontiers comme un code libre et open source tombaient en de mauvaises mains ? Si des organisations terroristes ou des groupuscules extrêmes faisaient Tiers-Lieux a leurs tours ? Des armes biochimiques en open source ? Des revolvers imprimés en 3D ? Des kalachnikovs low-tech fabriqués à partir de déchets ? Des cyber-armées ? (Oui, ça existe !)
Que pourrait-il arriver ? Que pouvait-il advenir de notre culture contributive ? Pour le pire et le meilleur ? Plus globalement les mêmes questions se posaient déjà pour Internet, les utopies des débuts prenant depuis dix ans une tournure bien sombre.
Un soir, alors qu’il rédigeait son livre, j’ai parlé de la lettre de Kalachnivkov à Antoine Burret. Un extrait de la lettre de Kalachnikov devait servir d’épigraphe au livre… et les frères Kouachi passèrent par là… Finalement la citation fut relégué à l’épigraphe du chapitre 2 « L »invention des tiers-lieux ».
« Voilà qu’elle était ma motivation pour qu’apparaisse, après des années de recherches, l’AK-47, célèbre dans le monde entier, une arme automatique née dans le but de faire rapidement la paix sur terre. J’ai crée cette arme pour la défense des frontières de ma patrie. Ce n’est pas la faute de son constructeur si cette arme est utilisée à d’autres fins. Seuls les hommes politiques en sont coupables. »
Mikhaïl Kalachnikov
Il nous semblait important de laisser un avertissement quant à ce que nous participions à construire.
À suivre…
Edit : correction le 7 décembre 2021
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