Première édition de l’article : 1er avril 2020 en situation de confinement #nojoke.
Si nécessaire, je reviendrai et compléterai cet article avec vos retours. Tous les édits seront notés ci-dessous.
Contexte : Séminaire de contribution, transformation, appel aux dons, MoviLab le wiki des Tiers-Lieux, connaît une importante actualité. En tant que contributeur je souhaitais livrer mon témoignage sur mes pratiques de documentation.
Ce texte contient du savoir chaud, de l’expérience, j’espère qu’il permettra de mieux saisir l’importance éditoriale dans les pratiques de documentations. Une fois de plus, il y a des échos avec ma formation de journaliste.
Je ne peux oublier cette première fois, où j’ai utilisé un pad collaboratif en ligne. C’était à Lille en novembre 2013…
J’avais les pieds tremblant, mes cuisses frissonnaient sous mon ordinateur portable, des fourmis creusaient de nouvelles galeries dans mon cerveau, et un courant électrique alternatif chatouillait ma colonne vertébrale.
J’étais soufflé, ému, impressionné par la beauté et la puissance de ce simple outil. C’était en novembre 2013 aux Rencontres Ouvertes du Multimédia et de l’Internet Citoyen et Solidaire à l’ancienne gare Saint Sauveur de Lille.
Nous étions assemblés en rond sur des chaises, une dizaine parmi d’autres dizaines. Nous parlions du modèle économique des Tiers-Lieux. À l’époque, le sujet était peu connu, obscur, technique. Bien sûr, je ne comprenais pas tout mais je saisissais tout. Je rendais compte en direct. J’étais lu, complété, édité, corrigé en live. Je reportais au coeur de l’action. Je n’en perdais pas une miette.
Il n’était pas question de faire de la mise en scène, il me fallait extraire de la matière brute d’intelligence collective. Je tapais au kilomètre, très vite, et je pouvais compter sur les autres pour lire, corriger, compléter, éditer en direct. Personne ne m’avait appris à travailler comme ça auparavant .
J’éditais du texte, j’étais des lignes et une couleur sur un écran blanc aux lignes numérotées. La conversation était prolongée, augmentée, nous laissions une trace sur un serveur, une trace lisible et compréhensible par les absents, par les intéressés, à commencer par les autres participants des ROUMICS.
Personne dans l’assemblée ne venait troubler la véracité des propos ou le sens des phrases. Un accord bienveillant de partage et de construction s’imposait à nous.
Le prochain lundi
Il me faudra quelques années d’expérience pour comprendre que cet accord, faussement tacite, ne venait pas en premier lieu de l’outil mais de la volonté sincère des participants de créer une ressource utilisable et appropriable. Une ressource résultante de notre volonté et faite à notre mesure.
Je connaissais les ficelles de la rédaction et de la mise en scène de l’information, évidemment leur caractère fini, définitif, impose des biais. Journaliste de formation, je l’ai constaté de nombreuses fois. Si on ne pense qu’au temps présent, l’histoire que l’on raconte ne vivra peut-être que quelques jours. Comment dépasser cet horizon du lundi prochain ? Documenter.
J’aimerais donner ici quelques explications quant à ma pratique de documentation et son histoire. J’insiste sur un point, il ne s’agit que de ma pratique de documentation. Il faut rester humble, c’est important dans une posture de documentation.
Rester humble
Il faut d’abord se défaire de l’invective médiatique du « D’où parles-tu ? ». Documenter c’est faire peu de choses, plein de petites choses. Commencer petit, prévoir grand. Pour documenter tout un chacun doit être légitime. Corriger une faute d’orthographe. Mettre un lien hypertexte. Poser une balise. Poser une première couche, puis corriger, revenir, ajouter, modifier. La documentation d’une personne ne peut être vu et qualifié que dans son ensemble. On ne peut pas prendre une partie pour le tout, un article pour argent comptant. C’est la sédimentation de tous les articles, de toutes les pages, de toutes les couches qui fait la documentation.
Tendre vers le récit, avec comme stratégie la défense, comme but la préservation.
Rester humble. Accepter l’inachevé comme résultat. Tendre vers le récit, avec comme stratégie la défense, comme but la préservation. Une documentation n’a de sens et n’existe qu’en lien avec d’autres documentations. Une page wiki est nécessairement liés à d’autres pages wiki, comme un article de blog fait référence à d’autres articles de blog. Les mots s’inscrivent dans un champ lexical particulier, une taxonomie pourrait-t-on dire, d’où découle une culture à la fois communautaire et propre à soi : un commun.
De journaliste à commoner
Voici mon histoire : je suis arrivé dans les Tiers-Lieux étant journaliste et communicant et en quelques années je suis devenu commoner. Tant que faire se peut je prend soin du patrimoine informationnelle commun des Tiers-Lieux.
En 2014, j’ai lancé un média participatif sur les Tiers-Lieux. Il n’existe plus aujourd’hui mais j’en ai gardé toute les précieuses données. Elles attendent une seconde vie. Au-delà d’un échec (trop vite, trop gros, trop tôt, trop jeune…), ce média fut un vecteur pour m’approprier de nouveaux savoir-faire et de nombreuses connaissances. C’est en 2015 que j’ai réellement compris l’intérêt de MoviLab et par extension de Wikipédia. Les wikis ont cette force qui est d’obliger à donner un contexte à sa documentation, à documenter la documentation. Chaque page à son histoire, on sait qui a modifié, quoi et quand.
What’s mine is yours
Si je documente c’est d’abord pour moi et donc pour toi. Il y a le plaisir de la mémoire, des traces et jalons laissés sur le chemin des années, mais il y a un véritable intérêt professionnel.
Aujourd’hui, j’ai un poste de médiateur numérique. Je dois faire un atelier Arduino, j’ai créé une page MoviLab pour cela. Je dois aider des collègues à trouver des outils pour accompagner les personnes âgées aux usages numériques, j’ai crée une page pour cela. Définir un Tiers-Lieux, il y a des pages pour cela. Quel est l’histoire de Saint-Etienne de ces dernières années ? Le saviez-vous, le premier OuiShareFest, c’était en 2013 ? Y-a-t-il des liens avec Saint-Etienne ? Oui, nous en avons les traces.
De notre grotte nous conjurons le sort
Il y a très longtemps des humains sont partis à la chasse. Pour manger, il devait vaincre d’énormes bêtes. Pour conjurer le sort, ils ont dessiné l’histoire du jour sur les murs de leurs maisons. Aujourd’hui des touristes par milliers viennent visiter la Grotte de Lascaux.
Je documente toujours pour les autres mais ce n’est pas ma première pensée et je ne nourris aucun espoir. L’oeuvre reste, le créateur meurt. Nous courrons tous vers la même fin. Le peu que j’ai fait servira à quelque chose de toute façon, le devenir de mon travail ne m’appartient déjà plus. Un an, deux ans ou cinq ans après, il se trouve souvent un passager – lecteur, jardinier, patrouilleur ou codeur – qui s’émerveille. La page existe. L’action peut devenir savoir. L’information est toujours là. Et si tu es mécontent de ce patrimoine, il n’appartient qu’à toi d’y contribuer.
Un souvenir très intéressant, il se trouve que j y étais aussi.